Le blog de bi-gay.erog.fr
Il m’a fallu quinze ans pour le comprendre, en relisant ce livre très beau et inclassable de Bernard Sichère : “La gloire du traître”, paru en 1986, est une biographie romancée de Sir Anthony Blunt le quatrième du “quartette de Cambridge, le groupe fameux de ces étudiants ayant fait le choix du communise contre l’Europe nazie des années trente, avec Kim Philby, Donald Maclean et Guy Burgess.
Sur la photo (©TopFoto.co.uk) ci-contre à droite, on reconnaît en haut à gauche Blunt, à droite Mclean, en bas à gauche Philby, à droite Burgess. Le quartette comprenait en réalité un cinquième membre, resté clandestin lorsque les quatre autres avaient été démasqués dans les années 1969, John Cairncross. Ce dernier est resté insoupçonné jusqu’en 1991, avec sa dénonciation par un transfuge soviétique.
Quant je l’avais lu, je l’avais pris comme un roman d’espionnage et m’intéressais à cette époque trouble où les plus grands esprits firent le choix du camp de la liberté au moment de la guerre d’Espagne, comme Malraux et Hemingway. Certains alors avaient été plus loin que d’autres dans leur engagement en devenant des agents du KGB, jusqu’à être découverts quarante ans plus tard…
Cette histoire est la trame du roman, mais elle n’en est pas la clé. La joyeuse bande des étudiants tenus par un serment secret, mais dévorant la vie, allait avoir un parcours atypique dans la dissimulation, tout en ayant une vie affective très riche, certains étant des hommes à femmes, d’autres des hommes à hommes.
Francis Blake, très vite spécialisé en histoire de l’art, allait devenir un spécialiste puis une sommité de son secteur, jusqu’à être anobli par la reine. L’auteur évoque de façon infiniment réaliste ses découvertes, les peintres italiens, le Caravage, le clair-obscur, Georges de eLa Tour…
Superbes pages d’analyses sensibles de tableaux célèbres comm “le Tricheur à l’as de carreau’ (ci-dessous) et “le Joueur de dés” de La Tour. Qu’un homme d’une grande sensibilité artistique soit sensible à l’esthétisme des jeunes garçons faisait partie d’un cliché dans lequel j’étais tombé sans faire attention, me disant que c’était une concession de l’auteur à la mode où à la facilité, s’agissant de décrire un artiste.
Je suis retombé dessus par hasard, ou par curiosité tardive. Et j’ai trouvé la clé. Ce n’est pas un hasard si Bernard Sichère, écrivain sensible et philosophe, a franchi un arc de cercle politique allant du maoïsme aux idées catholiques en passant par Lacan, et la diversité de ses ouvrages révèle une grande originalité de sa pensée. Il fallait un ex-Mao pour comprendre et décrire l’itinéraire intellectuel allant de l’antifascisme romantique à la dure et cynique discipline du KGB, une machine dans laquelle le quartette de Cambridge, sans se renier, laissera quand même toutes ses illusions.
Aujourd’hui que la guerre froide est officiellement terminée et le communisme enterré, reste très fortement le thème universel de la révolte contre l’ordre social, contre le désordre établi. Et la révolte des jeunes Tunisiens ou des jeunes Egyptiens contre des régimes dictatoriaux les privant de toute perspective d’avenir relève de la même émotion que celles des jeunes Européens des années 1930 face à la montée du nazisme.
Le récit des premières amours du jeune Francis est la clé de cette révolte d’alors. Collégien, il se découvre amoureux du jeune jardinier qui travaille chez ses parents, et derrière cet amour qui lui fait peur, l’attirance de la révolte : “nous rebeller à l’intérieur de l’ordre qu’on nous imposait était une chose, en franchir les limites était une autre (…) En allant vers lui, je transgressais les lois de notre société et ma jouissance était à la mesure de cette transgression”.
Toute sa vie, désormais, va s’enchaîner dans cette spirale qui même la révolte et la transgression, cachées derrière la dissimulation. “Les vrais rebelles, tu sais, doivent apprendre à dissimuler”. Avec une liberté conquise sur le conditionnement social des mœurs, et quelques très belles affirmations : “la perversion, Francis, est une qualification problématique, à moins d’y englober toute l’espèce. Si je me souviens bien, il existe une petite phrase anodine du grand Freud qui déclare que, si nous appelons pervers ce qui est inutile à la procréation, tout préliminaire doit être considéré comme pervers, à commencer par le baiser”.
Bien sûr, ayant eu il y a quinze ans une première lecture trop restrictive, je ne vais pas commettre la même erreur en ramenant la révolte d’un adolescent trop sensible à l’affirmation de son homosexualité. Ce serait un contresens d’autant plus grave que Philby, le premier d’entre ces maîtres espions, était un coureur de jupons invétéré. Mais cette dimension fait partie du tout, et n’en est pas la moins importante. Au terme de sa vie d’homme caché, le personnage du roman – qui ressemble au vrai Blunt, sauf qu’il se suicide alors que le vrai personnage mourra d’une crise cardiaque, emporté par le scandale – retrouve ses premières amours, Rome et son soleil, l‘art, un jeune garçon à la fois dernier amant et archange du destin.
Le reste, les idées, s’il refuse de remettre ses choix de jeunesse en cause, il n’a pas de mots assez désabusés pur en parler : “Il est un monde ailleurs. Nous avons cru que ce monde existait quelque part, et qu’il s’appelait le communisme. Mais Coriolan se trompe, Jonathan, ce qu’il cherche ne se trouve nulle part, seulement en lui”. En anglais, dissimulation ou désinfomation peuvent se dire en termes militaires “deception”. La déception est ce qui emportera ces maîtres en dissimulation. Blunt avait fait une confession secrète au MI5 en 1964, mais son nom fut livré au public en 1979 et il fit alors l’objet d’une violente campagne homophobe, à laquelle il ne survivra pas.
La gloire du traître, Denoël 1986. Un superbe roman, qu’on peut trouver encore sur Internet (chapitre.com, priceminister.com, etc) pour 6 à 8 euros.