Le blog de bi-gay.erog.fr
Objet d’art sur lequel le professeur Aeschiman, compositeur allemand, porte un regard amusé, l’ange Tadzio est d’abord absent, lointain, puis devient conscient qu’il admiré et finit par retourner le regard inquisiteur.
La force du film de Visconti, qui le montre mieux que le roman de Thomas Mann mais reflète fidèlement le désarroi de l’artiste allemand tel que ressenti par Mann, c’est lorsque l’observation objective devient un tourment subjectif, à travers les regards appuyés de celui qui devient ainsi l’ange exterminateur.
Le débat qui se déroule dans le roman, dans la tête de l’écrivain, devenu dans le film une dispute entre musiciens, porte sur la problématique de la création artistique : Aeschiman-Mahler se fait critiquer par son collègue et ami qui lui reproche de souffrir d’une vision trop abstraite, trop éthérée, l’auteur étant réfugié au sommet d’une pureté froide et dénuée de sentiments ; il va se faire chahuter pour sa musique trop académique par un public insatisfait, qui le contraint à fuir précipitamment le contact – le regard – avec ce public.
Réfugié dans sa solitude à Venise, loin de tout regard dérangeant, l’artiste disserte dans sa tête en posant son regard plein de certitudes tout autour de lui. Il n’a pas prévu, lorsqu’il est séduit par cette image du frêle adolescent, que cet adolescent lui retournerait son regard, mieux, commencerait à jouer de ce regard comme d’un pouvoir destructeur, d’abord en le refusant, puis en le braquant sans complaisance sur son « voyeur ».
Toute la force du film tient dans ce jeu des regards, regards cherchés, regards évités ou fuis, regards finalement échangés et où l’artiste va s’engloutir en découvrant avec malheur sa propre attirance. Intéressant de voir ce jeu des regards, entre la fiction et la réalité : en marge du tournage, Visconti apparaît séduit et Björn respectueux et admiratif du maître, comme si tous les deux étaient intimidés par leur rencontre.
Puis ce sont Björn et Dirk Bogarde qui se font face, assez proches, dans une parenthèse anodine du tournage. Une image éloignée de la trame du film. Bogarde très sûr de lui, se regardant sans doute lui-même, lui l’acteur fétiche de Visconti, avec un peu de complaisance, et le jeune Suédois qui lui jette un regard sévère. Une face à face de proximité impossible dans l’histoire, qui est une quête inassouvie.
Le seul moment où l’écrivain approche de l’ange blond, jusqu’à caresser ses cheveux, est ce moment de rêve éveillé où l’artiste se voit mettre en garde la mère pour l’implorer de fuir Venise et son épidémie de peste, devenant ainsi le sauveur de Tadzio. Un moment qui n’existe pas, une proximité qui ne se réalise pas, donc, sauf dans son imagination…
Derrière la caméra, dans la réalité de l’histoire du film, le jeu devient plus contrasté. Bogarde regarde l’adolescent, évite son regard qui le trouble, puis va le rechercher. L’acteur suédois, adolescent qui reconnaîtra avoir joué non pas un rôle mais son propre personnage, n’a pas de mal à distiller son regard comme un jeu, lui qui est adulé par tous : sa mère, sa gouvernante, son ami le maître-nageur, et le vieil écrivain. Il le voit le suivre, se retourne vers lui, lui lance des regards interrogateurs. On aura droit, moment magique, à un ballet improvisé autour des piliers de la plage du Lido, qu’il enroule pour se retourner et faire face à son suiveur…
C’est le regard qui rend fou. Le compositeur tombe amoureux, s’y refuse par principe puis s’y résigne par romantisme – le thème de la décadence est central chez Mann – et tente de se refaire une jeunesse par des artifices de son barbier, se damnant littéralement pour séduire à son tour son séducteur. Pathétique et superbe, car l’homme déjà malade trouve le ressort pour se hisser vers la lumière. C’est lui qui va donner sa dimension romantique à une histoire de toutes façons sans issue.
Forcément sans issue. Les bagages de la famille polonaise étaient déjà dans le hall, la famille partait après un dernier bain, l’artiste allemand serait resté stupidement seul s’il n’était pas mort ans cette dernière illumination, tel le papillon se jetant dans les flammes de la lampe. Qu’aurait-il fait sinon ? Il serait reparti pour Munich, et n’aurait pu qu’envoyer des SMS à son jeune ami… Lequel lui aurait répondu, de façon moins romantique : « lâche-moi les baskets vieux pervers », tout en chattant avec son copain le maître-nageur. La mort romantique est parfois une plus belle chute…