C’est une note de lecture glanée sur Têtu qui a attiré ma curiosité : Ernesto, d’Umberto Saba, l’histoire d’un adolescent de Trieste, « qui avait seize ans en 1898 » et découvre les tourments du sexe et les fulgurances de l’amour à travers des rencontres fortuites ou forcées : d’abord l’initiateur, un manœuvre trentenaire, puis l’émancipatrice, une prostituée, enfin l’amour ébloui, un adolescent plus jeune que lui, au sourire d’ange et aux longs cheveux bouclés d’un blond forcément vénitien.
J’ai retrouvé une édition originale, merci chapitre.com, et me suis plongé dans ce livre jauni, une 2e édition chez Einaudi de 1976 (la 1ère n’est sortie qu’en 1975), avec l’excitation d’un explorateur dans la forêt vierge : j'ai découvert Trieste au fond de l’Adriatique, encore autrichienne, avec sa lumière jaune tamisée par la brume ; un milieu modeste, un peu conformiste, un peu étriqué.
Ernesto, garçon de bureau dans une petite boutique, est plein d’idées généreuses et se croit socialiste, par rébellion contre son oncle et tuteur. Il lit le journal des travailleurs, « Il Lavoratore » (dans lequel Umberto Saba/ Umberto Poli écrira plus tard), se sent solidaire des humbles, des ouvriers, et se prend de sympathie pour le manœuvre sous-payé qui vient décharger les sacs de farine. Celui-ci, un jeune costaud et un peu fruste, est un solitaire, attiré par les garçons et par Ernesto en particulier.
Un hasard suscité, une attirance réciproque, les encouragements de l’adolescent en mal d’amour familial et en quête d’aventure, vont révéler l’un à l’autre, de façon crue mais sans violence. L’adolescent se laisse convaincre puis, après la révolte consommée comme un geste social, prend de la distance et culpabilise, au point d’aller jeter sa gourme chez une prostituée…
L’histoire n’est pas résumable, elle se goûte au fil d’un récit sensible, visiblement vécu et raconté par un adolescent en dialecte triestin. Raison pour laquelle le roman est « impubliable », écrira son auteur en 1953, « non pas à cause du fond ou des faits mais à cause de l’écriture ». La littérature italienne est encore très littéraire, le dialecte n’y fera irruption qu’à travers les grands écrivains siciliens, de Sciascia à Camilleri. En réalité, la liberté de ton de l’auteur sur les amours adolescentes n’est pas dissoluble dans le conformisme catholique italien, il le sait bien…
Le mélange d’italien classique et de dialecte – le héros passe de l’un à l’autre en fonction des situations et de ses interlocuteurs – renforce le climat, les clivages sociaux, les ambiances de cette Trieste où se croisent alors les cultures italienne, autrichienne et allemande et les mouvements d’idées les plus opposés, avec cette affirmation répétée de l’adolescent : « si Garibaldi vivait encore il serait socialiste ».
Rien ne sonne faux dans ses relations avec son employeur, avec son amant d’un moment, avec sa mère omniprésente et où pèse aussi, en permanence, l’absence du père. L’écriture est celle d’un adolescent déluré mais naïf, découvrant la vie avec les yeux du poète – le poète qu’est l’auteur confessant sa jeunesse.
Confession est le mot, puisque ce roman inachevé, ou hâtivement conclu par le poète malade et hospitalisé, est une révélation qu’il fait à ses amis et à sa femme Carolina, sa muse Lina, dans une lettre du 30 mai 1953 – l’édition italienne inclut la correspondance de l’écrivain avec ses proches. C’est le récit d’un amour secret dont, lui écrit-il, « je pense qu’il t’amusera ».
Il lui en révèle le premier chapitre, la trame, le fil, et avoue : « c’est comme si en moi une digue avait rompu, tout afflue spontanément ». A un ami, il confie : « c’est une révolution, non politique, qui survient comme il plaisait à Nietzsche, sur les ailes d’une colombe ». Et sa rébellion permanente, sans être teintée d’idéologie, reste marquée à gauche – écrivain juif, il est marqué par le fascisme : les passions « sont faites de larmes et de sang, et d’autre chose encore ; le cœur bat à gauche ».
Malade, épuisé, incertain sur l’issue de son roman, Umberto Saba, qui meurt en 1957, raconte encore qu’il aurait voulu terminer son ouvrage « à Rome, à la clinique, où je l’ai commencé, dans une crise de maternité : un poème est une érection, un roman est un enfantement… »
Outre les encouragements d’Elsa Morante et Carlo Levi, auxquels il lira des passages, c’est à sa fille Linuccia qu’il devra de terminer, même s’il l’aurait voulu plus long, son manifeste romantique. Il s’arrête au 5e chapitre écourté, lui-même épuisé, annonçant à un ami : « j’ai suspendu Ernesto ».
Et c’est tant mieux parce qu’il voulait déjà raconter l’évolution des deux garçons, tombant amoureux de la même fille, puis se mariant comme c’est réellement arrivé. Les héros romantiques seraient morts en devenant des hommes ordinaires, Saba dépouillera même son texte de toute connotation trop autobiographique pour le rendre plus idéalisé.
C’est pour faire revivre ce garçon idéal, l’adolescent fiévreux, que le poète consume ses dernières forces, fidèle à l’amour universel et transmettant ce testament d’amour à sa fille. Et c’est Linuccia, à laquelle il demande le secret le plus absolu sur cette gestation, qui portera le projet à son terme et se battra pour le faire publier, presque vingt ans après la mort du poète.
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