Lu pour vous

Samedi 12 février 6 12 /02 /Fév 10:19

C’est une note de lecture glanée sur Têtu qui a attiré ma curiosité : Ernesto, d’Umberto Saba, l’histoire d’un adolescent de Trieste, « qui avait seize ans en 1898 » et découvre les tourments du sexe et les fulgurances de l’amour à travers des rencontres fortuites ou forcées : d’abord l’initiateur, un manœuvre trentenaire, puis l’émancipatrice, une prostituée, enfin l’amour ébloui, un adolescent plus jeune que lui, au sourire d’ange et aux longs cheveux bouclés d’un blond forcément vénitien.

 

Ernesto J’ai retrouvé une édition originale, merci chapitre.com, et me suis plongé dans ce livre jauni, une 2e édition chez Einaudi de 1976 (la 1ère n’est sortie qu’en 1975), avec l’excitation d’un explorateur dans la forêt vierge : j'ai découvert Trieste au fond de l’Adriatique, encore autrichienne, avec sa lumière jaune tamisée par la brume ; un milieu modeste, un peu conformiste, un peu étriqué.

 

Ernesto, garçon de bureau dans une petite boutique, est plein d’idées généreuses et se croit socialiste, par rébellion contre son oncle et tuteur. Il lit le journal des travailleurs, « Il Lavoratore » (dans lequel Umberto Saba/ Umberto Poli écrira plus tard), se sent solidaire des humbles, des ouvriers, et se prend de sympathie pour le manœuvre sous-payé qui vient décharger les sacs de farine. Celui-ci, un jeune costaud et un peu fruste, est un solitaire, attiré par les garçons et par Ernesto en particulier.

Immagine mostra. Umberto Saba. La poesia di una vita

 

Un hasard suscité, une attirance réciproque, les encouragements de l’adolescent en mal d’amour familial et en quête d’aventure, vont révéler l’un à l’autre, de façon crue mais sans violence. L’adolescent se laisse convaincre puis, après la révolte consommée comme un geste social, prend de la distance et culpabilise, au point d’aller jeter sa gourme chez une prostituée…

 

L’histoire n’est pas résumable, elle se goûte au fil d’un récit sensible, visiblement vécu et raconté par un adolescent en dialecte triestin. Raison pour laquelle le roman est « impubliable », écrira son auteur en 1953, « non pas à cause du fond ou des faits mais à cause de l’écriture ». La littérature italienne est encore très littéraire, le dialecte n’y fera irruption qu’à travers les grands écrivains siciliens, de Sciascia à Camilleri. En réalité, la liberté de ton de l’auteur sur les amours adolescentes n’est pas dissoluble dans le conformisme catholique italien, il le sait bien… 

 

Le mélange d’italien classique et de dialecte – le héros passe de l’un à l’autre en fonction des situations et de ses interlocuteurs – renforce le climat, les clivages sociaux, les ambiances de cette Trieste où se croisent alors les cultures italienne, autrichienne et allemande et les mouvements d’idées les plus opposés, avec cette affirmation répétée de l’adolescent : « si Garibaldi vivait encore il serait socialiste ».

 

Rien ne sonne faux dans ses relations avec son employeur, avec son amant d’un moment, avec sa mère omniprésente et où pèse aussi, en permanence, l’absence du père. L’écriture est celle d’un adolescent déluré mais naïf, découvrant la vie avec les yeux du poète – le poète qu’est l’auteur confessant sa jeunesse.

 

Saba Confession est le mot, puisque ce roman inachevé, ou hâtivement conclu par le poète malade et hospitalisé, est une révélation qu’il fait à ses amis et à sa femme Carolina, sa muse Lina, dans une lettre du 30 mai 1953 – l’édition italienne inclut la correspondance de l’écrivain avec ses proches. C’est le récit d’un amour secret dont, lui écrit-il, « je pense qu’il t’amusera ».

 

Il lui en révèle le premier chapitre, la trame, le fil, et avoue : « c’est comme si en moi une digue avait rompu, tout afflue spontanément ». A un ami, il confie : « c’est une révolution, non politique, qui survient comme il plaisait à Nietzsche, sur les ailes d’une colombe ». Et sa rébellion permanente, sans être teintée d’idéologie, reste marquée à gauche – écrivain juif, il est  marqué par le fascisme : les passions « sont faites de larmes et de sang, et d’autre chose encore ; le cœur bat à gauche ».

 

Malade, épuisé, incertain sur l’issue de son roman, Umberto Saba, qui meurt en 1957, raconte encore qu’il aurait voulu terminer son ouvrage « à Rome, à la clinique, où je l’ai commencé, dans une crise de maternité : un poème est une érection, un roman est un enfantement… »

 

Immagine mostra. Umberto Saba. La poesia di una vita Outre les encouragements d’Elsa Morante et Carlo Levi, auxquels il lira des passages, c’est à sa fille Linuccia qu’il devra de terminer, même s’il l’aurait voulu plus long, son manifeste romantique. Il s’arrête au 5e chapitre écourté, lui-même épuisé, annonçant à un ami : « j’ai suspendu Ernesto ».

 

Et c’est tant mieux parce qu’il voulait déjà raconter l’évolution des deux garçons, tombant amoureux de la même fille, puis se mariant comme c’est réellement arrivé. Les héros romantiques seraient morts en devenant des hommes ordinaires, Saba dépouillera même son texte de toute connotation trop autobiographique pour le rendre plus idéalisé.

 

C’est pour faire revivre ce garçon idéal, l’adolescent fiévreux, que le poète consume ses dernières forces, fidèle à l’amour universel et transmettant ce testament d’amour à sa fille. Et c’est Linuccia, à laquelle il demande le secret le plus absolu sur cette gestation, qui portera le projet à son terme et se battra pour le faire publier, presque vingt ans après la mort du poète.

Par bi-gay.erog.fr - Publié dans : Lu pour vous - Communauté : les blogs persos
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Samedi 5 février 6 05 /02 /Fév 15:25

!CDNchr!CGk~$(KGrHqF,!k8Ez t1BmuzBNNyM3IhSQ~~0_12 Il m’a fallu quinze ans pour le comprendre, en relisant ce livre très beau et inclassable de Bernard Sichère : “La gloire du traître”, paru en 1986, est une biographie romancée de Sir Anthony Blunt le quatrième du “quartette de Cambridge, le groupe fameux de ces étudiants ayant fait le choix du communise contre l’Europe nazie des années trente, avec Kim Philby, Donald Maclean et Guy Burgess.

 

0020873 Sur la photo (©TopFoto.co.uk) ci-contre à droite, on reconnaît en haut à gauche Blunt, à droite Mclean, en bas à gauche Philby, à droite Burgess. Le quartette comprenait en réalité un cinquième membre, resté clandestin lorsque les quatre autres avaient été démasqués dans les années 1969, John Cairncross. Ce dernier est resté insoupçonné jusqu’en 1991, avec sa dénonciation par un transfuge soviétique.

 

 

Quant je l’avais lu, je l’avais pris comme un roman d’espionnage et m’intéressais à cette époque trouble où les plus grands esprits firent le choix du camp de la liberté au moment de la guerre d’Espagne, comme Malraux et Hemingway. Certains alors avaient été plus loin que d’autres dans leur engagement en devenant des agents du KGB, jusqu’à être découverts quarante ans plus tard…

 

BluntAnthony Cette histoire est la trame du roman, mais elle n’en est pas la clé. La joyeuse bande des étudiants tenus par un serment secret, mais dévorant la vie, allait avoir un parcours atypique dans la dissimulation, tout en ayant une vie affective très riche, certains étant des hommes à femmes, d’autres des hommes à hommes.

 

Francis Blake, très vite spécialisé en histoire de l’art, allait devenir un spécialiste puis une sommité de son secteur, jusqu’à être anobli par la reine. L’auteur évoque de façon infiniment réaliste ses découvertes, les peintres italiens, le Caravage, le clair-obscur, Georges de eLa Tour…

 

Superbes pages d’analyses sensibles de tableaux célèbres comm “le Tricheur à l’as de carreau’ (ci-dessous) et “le Joueur de dés” de La Tour. Qu’un homme d’une grande sensibilité artistique soit sensible à l’esthétisme des jeunes garçons faisait partie d’un cliché dans lequel j’étais tombé sans faire attention, me disant que c’était une concession de l’auteur à la mode où à la facilité, s’agissant de décrire un artiste.

 

 

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Je suis retombé dessus par hasard, ou par curiosité tardive. Et j’ai trouvé la clé. Ce n’est pas un hasard si Bernard Sichère, écrivain sensible et philosophe, a franchi un arc de cercle politique allant du maoïsme aux idées catholiques en passant par Lacan, et la diversité de ses ouvrages révèle une grande originalité de sa pensée. Il fallait  un ex-Mao pour comprendre et décrire l’itinéraire intellectuel allant de l’antifascisme romantique à la dure et cynique discipline du KGB, une machine dans laquelle le quartette de Cambridge, sans se renier, laissera quand même toutes ses illusions.

 

Aujourd’hui que la guerre froide est officiellement terminée et le communisme enterré, reste très fortement le thème universel de la révolte contre l’ordre social, contre le désordre établi. Et la révolte des jeunes Tunisiens ou des jeunes Egyptiens contre des régimes dictatoriaux les privant de toute perspective d’avenir relève de la même émotion que celles des jeunes Européens des années 1930 face à la montée du nazisme.

 

Eton-College-boys-006 Le récit des premières amours du jeune Francis est la clé de cette révolte d’alors. Collégien, il se découvre amoureux du jeune jardinier qui travaille chez ses parents, et derrière cet amour qui lui fait peur, l’attirance de la révolte : “nous rebeller à l’intérieur de l’ordre qu’on nous imposait était une chose, en franchir les limites était une autre (…) En allant vers lui, je transgressais les lois de notre société et ma jouissance était à la mesure de cette transgression”.

 

Toute sa vie, désormais, va s’enchaîner dans cette spirale qui même la révolte et la transgression, cachées derrière la dissimulation. “Les vrais rebelles, tu sais, doivent apprendre à dissimuler”. Avec une liberté conquise sur le conditionnement social des mœurs, et quelques très belles affirmations : “la perversion, Francis, est une qualification problématique, à moins d’y englober toute l’espèce. Si je me souviens bien, il existe une petite phrase anodine du grand Freud qui déclare que, si nous appelons pervers ce qui est inutile à la procréation, tout préliminaire doit être considéré comme pervers, à commencer par le baiser”.

 

Bien sûr, ayant eu il y a quinze ans une première lecture trop restrictive, je ne vais pas commettre la même erreur en ramenant la révolte d’un adolescent trop sensible à l’affirmation de son homosexualité. Ce serait un contresens d’autant plus grave que Philby, le premier d’entre ces maîtres espions, était un coureur de jupons invétéré. Mais cette dimension fait partie du tout, et n’en est pas la moins importante. Au terme de sa vie d’homme caché, le personnage du roman – qui ressemble au vrai Blunt, sauf qu’il se suicide alors que le vrai personnage mourra d’une crise cardiaque, emporté par le scandale – retrouve ses premières amours, Rome et son soleil, l‘art, un jeune garçon à la fois dernier amant et archange du destin.

 

Le reste, les idées, s’il refuse de remettre ses choix de jeunesse en cause, il n’a pas de mots assez désabusés pur en parler : “Il est un monde ailleurs. Nous avons cru que ce monde existait quelque part, et qu’il s’appelait le communisme. Mais Coriolan se trompe, Jonathan, ce qu’il cherche ne se trouve nulle part, seulement en lui”. En anglais, dissimulation ou désinfomation peuvent se dire en termes militaires “deception”. La déception est ce qui emportera ces maîtres en dissimulation. Blunt avait fait une confession secrète au MI5 en 1964, mais son nom fut livré au public en 1979 et il fit alors l’objet d’une violente campagne homophobe, à laquelle il ne survivra pas.

 

La gloire du traître, Denoël 1986. Un superbe roman, qu’on peut trouver encore sur Internet (chapitre.com, priceminister.com, etc) pour 6 à 8 euros.

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